Anthropocène

“Comment se fait-il que les arbres ne nous parlent plus? Que le soleil et la lune se bornent désormais à décrire en aveugle un arc à travers le ciel? Et que les multiples voix de la forêt ne nous enseignent plus rien?” : c’est ainsi que David Abram introduit son livre dont le titre, Comment la terre s’est tué, témoin de l’urgence du propos. C’est une manière, une parmi plusieurs, de donner voix à un ressenti qu’on a parfois de la peine à formuler. A l’époque de Google Earth, la disponibilité complète de la surface de la terre – et de l’océan avec le plus récent et moins précis Google Ocean –, est un fait accompli. Mais derrière cette poussée cartographique globale se cache une technocratie vouée uniquement à la conquête de l’espace et qui ne va pas sans conséquences.
“Les traces de notre âge urbain, consumériste, chimique et nucléaire resteront des milliers voire des millions d’années dans les archives géologiques de la planète et soumettront les sociétés humaines à des difficultés considérables”. Bref, nous sommes entrés dans une nouvelle époque, une véritable révolution géologique dont l’homme est le seul responsable, une évolution violente et irréversible des conditions de vie sur Terre. L’historien Christophe Bonneuil (auquel on doit aussi le passage précédant) l’appelle “événement anthropocène”.

Nature-readymade

Quel rôle ont joué et peuvent encore joué les artistes contemporains dans cet événement capitale dans l’histoire de la planète? De quelle manière pourraient-ils contribuer, à travers leur pratiques, à la formation d’une conscience écologique à l’époque de anthropocène?
A la recherche de précédents, le premier exemple qui vient à l’esprit est celui du Land art. D’un coté il est certain que, dans l’univers trop étroit de l’art contemporain, le Land art a constitué un renversement radical du regard par rapport à la peinture de paysage : désormais, “the conception of land as art itself became the artwork”, comme l’a bien formulé Rasheed Araeen. Le paysage n’est plus un objet figé soumis aux règles de la représentation classique, mais la matière même de l’artiste. Cependant, de l’autre coté, et en dépit de ce qu’on pourrait croire, en ligne générale les “earth artists” ne considéraient pas leur travail en continuité avec les revendications écologiques. De manière plus ou moins explicite, ces artistes ont manqué d’inscrire leur pratiques dans l’eco-système, une notion répandue à la même période et qui entrait en résonance, dans le contexte américain, avec la pensée de Ralph Waldo Emerson, Henry Thoreau et Walt Whitman.
Dans un texte pointu sur Robert Smithson écrit en 1985 pour Kunstforum International, Dan Graham relevait justement la nature formaliste romantique du travail généralement reconduit à la earth art : “Not only couldn’t the earth artists escape the need for the gallery to document their work, but they were in danger of taking part of nature and exhibiting it as ‘found object’” (Gordon Matta-Clark). La nature comme objet trouvé ou la nature comme readymade : nous voici au cœur de la question. Ce risque était inévitable, à partir du moment que les interventions artistiques site-specific, réalisées dans des lieux inaccessibles, devaient être documentées et exposées dans des institutions urbaines, pour un public sophistiqué qui seul était à même d’en apprécier la valeur esthétique.
C’est précisément sur le point soulevé par Dan Graham qu’on relève un écart entre Robert Smithson et Gordon Matta-Clark. Dans un entretien avec Donald Wall, ce dernier revendiquait, par rapport à l’earth art, son intérêt pour le milieu urbain et ses conditions sociales spécifiques, voire communautaires : “the choice of dealing with either the urban environment in general, and building structures specifically, alters my whole realm of reference and shifts away from the grand theme of vast natural emptiness which, for the Earth artists, was literally like drawing on a blank canvas” (Gordon Matta-Clark’s Building Dissections). Bref, prendre la nature comme objet équivaut, pour Matta-Clark, à “dessiner sur une toile vide”. Qu’il s’agisse de la nature-readymade évoquée par Graham ou de la toile vide et vierge qu’on achète au BHV de Matta-Clark, on peut en tirer la même conclusion : qu’il fallait attendre encore des décennies avant qu’une véritable conscience prenne de l’ampleur au sein des pratiques artistiques contemporaines.

Extraits du texte critique Eco-aisthesis de Riccardo Venturi, qui accompagne le projet Naturellement Sacré et qui introduit le catalogue de l’exposition.